C’est une mécanique bien huilée. Une page anonyme publie une insinuation, parfois grotesque, souvent sordide. Elle ne cite aucune source, n’apporte aucune preuve, mais touche juste là où ça fait mal : dans le flou, dans l’ambigu, dans l’insinuation qui laisse entendre sans jamais affirmer. En face, un silence gêné s’installe. Puis, parfois, la réplique tombe. Officielle. Solennelle. Parfois même ministérielle. Et dans ce geste, qui se veut noble et défensif, se cache une faiblesse stratégique : nous venons de nourrir la bête.
Hier, la scène s’est rejouée avec une précision implacable. Deux ministres – Gassim Cherif pour le Tchad, Aghaichata Guichene Atta pour le Niger – se sont vus contraints de réagir publiquement à une rumeur aussi absurde que grave. Parce que, même si la rumeur n’avait pas envahi les foules, elle avait franchi une ligne. Parce qu’elle avait circulé juste assez pour troubler, et suscité assez d’indignation pour que le silence paraisse complice. Et pourtant, en répondant aussi solennellement à la page anonyme qui l’avait lancée, c’est une autre réalité qui s’est imposée : la reconnaissance implicite d’un pouvoir qu’on aurait dû laisser à l’ombre.
Car en vérité, chaque fois que l’institution répond à l’insulte, elle la valide comme interlocutrice. Elle la fait passer d’un murmure sale et marginal à une « polémique » qui mérite réponse. Elle lui donne un statut. Une visibilité. Une légitimité.
Le poids des pages sans visage
Ces dernières années, le Tchad a vu émerger un écosystème parallèle de pages dites “d’information”, qui prospèrent dans les angles morts de la régulation. Leur fonctionnement repose sur une logique simple : tout ce qui choque se partage, tout ce qui insinue se répand. Leur force ne vient pas de leur crédibilité, mais de notre incapacité collective à les ignorer.
En relayant leurs publications, même pour les contredire, on les renforce. En partageant leurs “scoops” en les accompagnant, mêmes de nos indignations, on double leur audience. Et surtout, en y répondant officiellement, on leur confère ce dont elles rêvaient sans oser l’espérer : l’attention des puissants, la réaction de l’État, la panique du système.
Il faut dire que leur ascension s’inscrit dans un contexte particulier : un espace médiatique en mutation, où la défiance envers les institutions, les journalistes et les figures politiques alimente la quête de récits alternatifs. Ces pages anonymes deviennent alors le réceptacle d’une forme de populisme numérique : elles disent ce que “tout le monde pense tout bas”, même quand “tout le monde” n’est qu’un écho de nos frustrations les plus sombres.
Ce qui rend leur influence encore plus toxique, c’est que nous ne les dénonçons jamais systématiquement. Nous choisissons nos combats selon nos affinités. Lorsque ces pages s’attaquent à une figure que l’on aime, on s’indigne, on crie à la manipulation. Mais lorsqu’elles visent un adversaire, un rival, un personnage détesté, on se tait. Ou pire : on sourit en coin. On relaie le dernier potin à base de capture d’écrans, jusqu’à dans des groupes WhatsApp.
C’est cette hypocrisie sélective qui permet à la bête de se nourrir. Car les rumeurs ne survivent pas sans complices. Elles se diffusent parce qu’elles rencontrent un désir d’y croire. Et souvent, nous préférons l’indignation confortable à la rigueur critique. Nous voulons être les premiers à “savoir”, pas les premiers à “vérifier”.
Il faut, à un moment, accepter que le silence peut être stratégiquement plus bénéfique que la riposte. Toutes les attaques ne méritent pas une réponse. Surtout lorsqu’elles émanent de sources dont le seul objectif est la visibilité. Ce n’est pas faire preuve de faiblesse que d’ignorer le vacarme ; c’est refuser d’en amplifier l’écho.
La rumeur est un parasite. Elle ne survit que si elle trouve un corps pour l’héberger. Et trop souvent, nous lui offrons nos pages, nos commentaires, nos indignations. Le gouvernement se défend, bien sûr. Mais il se défend mieux quand il choisit le terrain, le tempo et la hauteur. Pas quand il descend dans la boue.
C’est peut-être cela, le véritable défi de notre époque : résister à la tentation de réagir à tout, et se souvenir que parfois, l’indifférence est une arme politique. Ne pas nourrir la bête, c’est lui ôter ce qu’elle cherche le plus : notre attention.