Dix-neuf ans après sa disparition, la voix d’Ahmat Saleh Rougalta, plus connu sous le nom de Maître Gazonga, continue de traverser le pays comme un refrain indélébile. Entre mémoire populaire et héritage musical, le Tchad n’a jamais cessé d’écouter son « maître ».
Un 1er avril 2006, les ondes tchadiennes bruissent d’une rumeur que personne ne veut croire. On annonce la mort de Maître Gazonga. La date prête à confusion. Beaucoup pensent à une mauvaise blague, un poisson d’avril de mauvais goût. Mais rapidement, la nouvelle se confirme : Ahmat Saleh Rougalta s’est éteint à N’Djamena, suite à des maux de tête persistants. L’émotion est immense. Le deuil national. Le Tchad perd l’un de ses plus grands artistes, mais gagne une légende.
Une voix née dans l’exil
Né le 27 mai 1948 à Am-Timan, dans la région du Salamat, Ahmat Saleh Rougalta grandit dans un pays en mutation. À l’aube de ses vingt ans, il fonde avec quelques amis L’International Challal, un groupe musical qui deviendra une référence dans la scène sahélienne. Le jeune homme, déjà habité par une conscience sociale aiguë, refuse les sentiers battus. Il veut une musique enracinée, vivante, capable de raconter le quotidien des siens sans artifice.
C’est à Abidjan, loin de chez lui, que sa voix se grave pour l’éternité. En 1984, il enregistre l’album Golden Afrique, dans lequel figure le désormais classique « Les Jaloux Saboteurs ». Composé dans un contexte d’exil et de précarité, ce morceau devient un hymne à la dignité face à la xénophobie, à la médisance et à l’hostilité de l’étranger. Ce que Gazonga chante, c’est l’errance du Tchadien loin de son sol, sa solitude, sa résistance.
Maître Gazonga n’était pas qu’un compositeur. Il était un homme de scène, un orateur, un stratège, au sens artisanal du terme. Conscient des réalités économiques de son public, il invente une forme inédite de billetterie : à défaut de billets, il accepte les denrées alimentaires comme droit d’entrée à ses concerts. Riz, farine, huile… Les produits sont ensuite revendus pour payer les musiciens, financer les répétitions et enregistrer de nouveaux titres. Un modèle de circuit court, avant l’heure, où la culture s’autofinance grâce à la solidarité.
Cette ingéniosité témoigne d’un esprit indépendant, profondément connecté à son peuple. Maître Gazonga ne parlait pas de la vie : il la chantait. Et sur scène, il improvisait avec une liberté rare, captant l’ambiance, les non-dits, les rires et les douleurs de la foule. Au-delà du folklore, Gazonga fut aussi un homme politique — au sens noble. Engagé dans les rangs du Mouvement Patriotique du Salut (MPS), il compose une chanson en l’honneur du parti, rapidement adoptée comme hymne officieux. Ce choix, qui lui vaudra critiques comme louanges, illustre sa vision de l’artiste : non pas en retrait, mais dans la cité, au cœur du débat public.
Son engagement n’a rien d’opportuniste. Il est cohérent avec une trajectoire marquée par la conscience du collectif, par la nécessité de parler aux siens, même si cela implique de prendre position. Au Tchad, où les artistes sont souvent relégués à l’animation des fêtes ou à la marge des décisions, Gazonga impose une autre figure : celle de l’artiste citoyen.
Le maître est mort, mais le rythme demeure
Dix-neuf ans après sa disparition, Maître Gazonga est partout. Sur TikTok, ses chansons refont surface, remixées, parodiées, mais toujours écoutées. « Les Jaloux Saboteurs » traverse les générations sans vieillir. Dans les quartiers populaires de N’Djamena comme dans la diaspora, il n’est pas rare d’entendre ses titres au détour d’un taxi, d’une cour ou d’une fête de quartier. Sa voix ne s’est pas éteinte. Elle a simplement changé de forme.
Ce phénomène n’a rien de folklorique. Il dit quelque chose de profond : au Tchad, certains artistes ne sont pas que des chanteurs. Ils sont des repères. Des témoins. Des morceaux de mémoire. Et dans un pays où les crises successives effacent trop souvent les visages, la permanence de Gazonga est une forme de résistance.
L’œuvre de Gazonga n’a jamais été institutionnalisée. Elle vit par la transmission orale, les enregistrements circulants, les souvenirs partagés. C’est peut-être ce qui la rend plus forte encore. Elle n’est pas figée : elle est vivante, mouvante, organique. Il aurait eu 77 ans cette année. On aurait pu l’inviter à une rétrospective, à un festival en son nom, à un hommage national. Peut-être viendra-t-il un jour. En attendant, les Tchadiens, eux, ne l’ont pas oublié.
Ils dansent encore sur ses paroles. Et quand ils chantent « Les jaloux saboteurs aux yeux de crocodiles », ils savent que le maître n’a jamais quitté la scène