Les années de violences de Boko Haram dans le bassin du Lac Tchad sont accompagnées de diffusion de plusieurs fake news visant à dissuader les familles d’envoyer leurs enfants à l’école. A cause de la désinformation, 323.578 enfants sont privés d’éducation scolaire dans la province du Lac.
En cette fin de matinée du mardi 12 novembre 2024, nous sommes à l’école Pilote de Bol, principale ville et chef-lieu de la Province du Lac, située à l’Ouest du Tchad. Sous une chaleur de plomb, seuls quelques élèves sont dans la cour de cet établissement scolaire ; c’est pourtant l’heure de la recréation. Des responsables en charge de l’éducation nationale nous assurent que le nombre réduit d’élèves est constaté dans les 175 autres écoles que compte la province du Lac. Les raisons évoquées pour expliquer cette situation sont similaires dans les 5 départements de la province du Lac : plusieurs enfants ont abandonné les écoles à cause des fausses informations, véhiculées sur les réseaux sociaux, relatives aux attaques et menaces répétitives de Boko Haram.
Déjà, à Kaïga Kindjiria, une des nombreuses îles du Lac Tchad, lorsque, début avril 2023, des hommes armés à moto ont ravagé l’école du village, les fausses informations ont commencé à circuler sur les plateformes en ligne, notamment sur Facebook et WhatsApp.
Daniel Hanam, un élève de 17 ans, explique : « on reçoit des informations concernant des attaques, qui parfois ne se réalisent pas. Face à cela, beaucoup des jeunes du Lac ont arrêté d’aller à l’école ».« Ceux qui véhiculent ces fausses informations, nous font croire que les terroristes vont nous tuer s’ils nous trouvent dans les salles de classe », poursuit-il. Depuis que les fausses informations circulent dans la localité, l’école de Kaïga est déserte.
A Tchoukoutalia, la situation est similaire. Les montages de sons et d’images d’attaques de Boko Haram sont récurrents.
La psychose s’est emparée de la population. Ces fausses informations, ont également entrainé une série de fermetures d’écoles, nuisant au droit à l’éducation des enfants. Pourtant, la loi portant orientation du système éducatif tchadien, en vigueur depuis 2006, précise que le droit à l’éducation et à la formation est reconnu à tous, sans discrimination. Plusieurs milliers d’élèves n’ont pas rejoint l’école. Délégué provincial de l’Éducation Nationale à Bol, Moussa Issa, se désole de la situation. Il nous indique qu’« au moment de la rentrée scolaire 2024-2025, dans les 5 départements de la province du Lac, un profilage a permis d’identifier 323.578 enfants qui ne vont pas à l’école, contrairement à l’année passée où ils étaient 152.875 selon les données de l’annuaire statistique scolaire 2022-2023 des Nations Unies. Tout cela à cause de la prolifération des fausses informations sur les réseaux sociaux ». Selon le délégué provincial de l’Éducation Nationale à Bol, Moussa Issa, « ce désordre informationnel a des répercussions très graves sur la vie quotidienne et l’avenir des jeunes ».
M. Issa s’inquiète particulièrement du désœuvrement des jeunes, « en restant à la maison, en dehors de l’analphabétisme, ces jeunes sont exposés à plusieurs risques dont leur radicalisation ou recrutement dans les opérations terroristes », dit-il. Les terroristes ont des équipes chargées de la propagande. Ils avancent des raisons telles que le fait que l’école occidentale serait interdite par la religion, affirme le délégué provincial de l’Education Nationale à Bol. Sa solution : panser les plaies en formant les jeunes sur les méfaits des fausses informations et leur apprendre l’utilisation des outils de vérifications. Ça les rassurera davantage.
D’après le rapport de l’ONG Humanité et inclusion, au-delà des fausses informations, la situation éducative dans le Lac-Tchad est préoccupante. Selon cette organisation humanitaire, moins de 10% des enfants achèvent le cycle primaire. Par ailleurs, le rapport du Programme d’Analyse des Systèmes Educatif de la Confemen (PASEC) affirme que « le taux d’analphabétisme chez les 15 ans et plus est de 95,8%, et le pourcentage d’enfants en âge d’être scolarisés (6-14 ans) qui sont en dehors de l’école est de 62% ».
La désinformation comme arme de recrutement
Les combattants de Boko Haram, utilisent la désinformation pour enrôler de nouveaux membres. Brahim Malloum Mbami est un père de famille, installé à Bol. Il nous confie : « Mes enfants sont informés au quotidien de tout ce qui circule sur les réseaux sociaux. Ils m’ont fait croire, à plusieurs reprises, que les terroristes de Boko Haram, ont occupé le bassin du Lac Tchad et que désormais ce ne sont que les écoles coraniques qui fonctionnent. J’avais cru à cette information parce que j’ai vu le message dans un groupe WhatsApp. Ceci a fait que tous mes enfants passent des années blanches ».
M. Malloum Mbami affirme que les conséquences sont là, mais la perte d’un être cher est plus douloureuse. « Pour nous les parents, ce qui nous pousse à ne pas envoyer nos enfants à l’école, c’est juste de la vigilance. Il y a confusion, mais les enfants nous font croire que les faits sont réels sur internet. Du coup, on préfère que nos enfants restent en vie. Il faut que le gouvernement pense à outiller les jeunes qui vivent dans les confins du Lac Tchad, à travers les formations relatives aux fake news. La prise de conscience va s’installer progressivement », a-t-il souligné.
De l’avis de Réné Djekotar, enseignant en poste dans la province du Lac, les fausses informations sont comme des épines au pied de la scolarisation. En 2016 déjà, UNICEF mettait en garde dans un rapport intitulé « Children on the move, children left behind », le fait que « l’objectif des assaillants est de distiller les fake news afin d’anéantir le secteur éducatif dans toute la zone lacustre du Lac Tchad. L’enjeu étant de maintenir les enfants dans l’obscurantisme pour mieux se servir d’eux ».
Adoum Mbodou, enseignant en service dans la province du Lac, explique : « Au début de la rentrée, beaucoup d’enfants s’inscrivent. Mais, quand il y a une rumeur d’attaque ou en cas d’une fausse information véhiculée, ils paniquent. Beaucoup sont ignorants de l’existence des fausses informations. C’est aussi l’une des causes majeures de cette déperdition scolaire ».
Rencontré dans les encablures du collège public de Bol, Youssouf Moustapha, un adolescent témoigne sur la question de l’impact du désordre informationnel : « Je fréquentais l’école de Ngouboua mais compte tenu des informations que ma famille reçoit concernant la guerre des terroristes contre les écoles, j’ai abandonné les cours pour me consacrer à d’autres activités génératrices de revenues. On a appris plus tard que plusieurs informations sur les réseaux sociaux sont erronées. Comme il n’y a pas de fumée sans feu, on croit à tout ce qu’on nous dit, peu importe le canal. Sauf si le gouvernement tchadien démontre le contraire. Je suis conscient de l’importance de l’école, mais je ne peux pas prendre de risque au point peut être de perdre ma vie ».
Sous anonymat, un officier en poste à la zone de défense N° 5 de Bol, informe que les écoles sont ciblées par les terroristes. Il explique que les fausses informations sur les réseaux sociaux surprennent même les services de renseignements militaires. « On apprend sur la toile que telle localité a été attaquée par des terroristes et que les écoles sont prises pour cible. Dans les casernes, on sait que c’est faux, mais les civils croient à ces fausses informations », a-t-il indiqué.
Les autorités tentent de juguler le problème
Du côté des autorités locales, le Gouverneur de la province du Lac, le Général Saleh Haggar Tidjani, affirme : « A cause des fake news véhiculés par des éléments de Boko Haram, des milliers d’enfants vivent dans la peur et refusent d’aller à l’école ». Le Gouverneur assure avoir pris des mesures, notamment pour la protection de certaines données numériques. Une équipe de l’Agence Nationale de Sécurité Informatique et de Certification Electronique (Ansice), y travaille pour freiner la propagation des fausses informations. Pour les médias sérieux, la Haute Autorité de Médias Audio-visuels (Hama) est l’organe qui s’occupe de leur régulation et éviter les dérapages. Le Gouverneur assure que des caravanes de sensibilisation et des ateliers seront organisés à l’intention des jeunes dans le but de combattre les fausses informations. Les médias locaux pourront également vérifier les faits pour éclairer la population locale.
Le Gouverneur de la province du Lac, le Général Saleh Haggar Tidjani, rajoute qu’une commission de pilotage de la stratégie de sortie de crise du terrorisme dans la province du Lac est mise sur pied.
Rappelons que le Lac Tchad est un grand Lac endoréique d’eau douce situé à la frontière entre le Niger, le Nigeria, le Cameroun et le Tchad. Le bassin hydrographique alimente principalement le Lac par le fleuve Chari, frontalier du Cameroun et du Tchad au Sud-Est.
Reportage financé par le Centre for Journalism Innovation and Development (CJID) et Open Society Foundation