Le 20 avril 2021, le Tchad s’interrompt. Sur l’écran de la télévision nationale, une annonce solennelle, sobre, terriblement brutale. Le général Azem Bermandoa Agouna, flanqué de plusieurs officiers en treillis, lit un communiqué. Le maréchal Idriss Déby Itno est mort. La nouvelle s’abat sur la nation comme une chape de silence, et derrière le pupitre, un visage inconnu ou presque émerge discrètement. Mahamat Idriss Déby Itno, fils du défunt président, chef de la garde présidentielle, jusqu’alors cantonné aux marges du pouvoir visible, prend la tête du Conseil militaire de transition.
Peu de Tchadiens, en dehors des cercles familiers de l’appareil sécuritaire, connaissent véritablement son parcours. Quelques-uns se souviennent de sa silhouette dans les rangs de la mission tchadienne au Mali, où il fut le second du contingent engagé dans la traque des groupes jihadistes au nord du pays. Mais pour le grand public, il n’est encore qu’une ombre, un nom, un héritier. Rien ne laissait présager que le destin national reposerait entre ses mains.
Les premiers mois du pouvoir de Mahamat Idriss Déby ressemblent à une hésitation permanente, une retenue visible, presque une gêne à occuper le devant de la scène. Il parle peu, avance à pas comptés, cherche à plaire sans céder, rassemble sans forcer. À l’évidence, il n’est pas venu pour régner. Il est là parce qu’il le faut. L’État avait perdu son noyau. Il fallait le préserver de l’effondrement. Le fils du maréchal a pris la relève non par désir, mais par nécessité.
Et c’est peut-être là que commence sa mue
Car derrière la posture sobre, se cache une volonté d’apprendre, de s’adapter, de comprendre les règles du jeu politique. Il est militaire, oui, formé à l’école de la discipline, du silence, de la loyauté. Mais il sent, intuitivement, que le commandement d’un État ne répond pas aux mêmes lois que celles du champ de bataille. Il faut composer, négocier, séduire sans trahir, tenir sans rompre. Très vite, il surprend. Ceux qui le disaient sans profondeur découvrent un tacticien prudent. Ceux qui le voyaient comme une figure de transition provisoire commencent à entrevoir une stratégie plus durable.
Les étapes s’enchaînent. Les accords de Doha, où il parvient à faire revenir des figures historiques de la rébellion, comme Mahamat Nouri ou Timan Erdimi, longtemps restés en exil. Le Dialogue National Inclusif, convoqué dans une tentative sincère quoique très imparfaite d’élargir le consensus. Presque tous les partis politiques majeurs y sont représentés. La démarche est contestée, mais elle existe. Elle témoigne d’une volonté de rassembler, de faire place à la parole. D’inclure.
Mais l’homme n’est pas compris
Mahamat Déby est souvent seul, prisonnier d’un entre-deux inconfortable : pas tout à fait maréchal comme son père, pas tout à fait civil comme ceux qu’il tente de séduire. Sa volonté d’ouverture est accueillie avec scepticisme, parfois même avec mépris. Succès Masra et Yaya Dillo incarnent cette opposition frontale, bruyante, qui le combat au nom de principes, mais aussi de rivalités plus intimes. Le 20 octobre 2022, les manifestations tournent au drame. Le sang coule. La journée devient une césure dans son mandat. Une tache que l’histoire retiendra, et qu’il porte désormais comme un fardeau silencieux.
Mais là encore, il surprend. L’homme que l’on disait rigide, incapable de compromis, nomme Succès Masra Premier ministre à la veille de la présidentielle de 2024. Ce même Masra qui, deux ans plus tôt, l’accusait d’être un usurpateur. Certains y voient un calcul froid. D’autres, une main tendue. C’est peut-être les deux. Mais cela dit une chose : Mahamat Idriss Déby sait composer. Il sait plier sans rompre, absorber l’adversité, désamorcer les oppositions les plus farouches. Il est de ceux que la politique endurcit, mais ne déforme pas.
Il a écrit, un an plus tôt, un livre intitulé De Bédouin à Président. Le titre est plus qu’un symbole. Il dit une trajectoire. Celle d’un homme venu des marges, fils du désert, éduqué dans les rigueurs du clan et du silence, propulsé au sommet sans l’avoir voulu. Et qui, peu à peu, apprend à en être digne. Mahamat Déby revendique les valeurs de son milieu : le pardon, l’honneur, l’attachement au sang. Il hait la trahison, et ceux qui l’ont trahi, même les plus proches le paient parfois cher. Mais il sait aussi pardonner. Parce que le pouvoir, chez lui, n’est pas vengeance. C’est devoir.
Lorsqu’un détachement de Boko Haram attaque le territoire tchadien, Mahamat Idriss Déby ne délègue pas. Il se rend sur le terrain. Il enterre lui-même les soldats tombés. La scène n’est pas sans rappeler son père. Mais elle n’est pas mimétique. Elle est naturelle. Il est de cette école où le commandement ne s’exerce pas à distance. Il partage les douleurs, comme il endosse les critiques.
Aujourd’hui, Mahamat Idriss Déby Itno a cessé d’être une transition. Il est devenu un pouvoir. Mais plus encore, il est devenu un politique. Son visage s’est endurci, ses silences sont devenus stratégiques, ses discours plus assurés. Il ne se contente plus d’occuper la fonction. Il l’habite. Il la structure. Il l’incarne.
Il a été combattu, parfois violemment. Par les armes, par les mots, par les rumeurs. Par ses adversaires, parfois par ses alliés, souvent par les siens. Il a plié, il a fléchi, mais il n’a jamais rompu. Il a su, dans un contexte incertain, maintenir un État debout. Il a enduré les procès, encaissé les tempêtes, porté la mémoire d’un père tutélaire tout en construisant sa propre voie. Il n’a pas été parfait. Il n’a pas été irréprochable. Mais il a été, à sa manière, digne.
Et aujourd’hui, il tient la destinée des Tchadiens entre ses mains. Non plus comme un héritier. Mais comme un homme qui, à la surprise générale, a grandi dans la fonction. Et qui, par la force des circonstances et celle de sa volonté, est devenu Président.