L’armée tchadienne a subi une attaque surprise orchestrée par l’organisation terroriste Boko Haram dans la nuit du 27 octobre, dans les environs de l’île de Barkaram. Cette attaque, qui a visé une base militaire, a fait une quarantaine de morts et des dizaines de blessés parmi les forces tchadiennes, ainsi qu’une perte matérielle conséquente, selon certaines sources. Aussitôt après, la présidence du Tchad a annoncé le lancement de l’opération « Hassanite », dirigée personnellement par le Président tchadien Mahamat Idriss Déby Itno dans les confins du lac Tchad. L’attaque est perçue comme un « affront » et « exige vengeance », selon un communiqué officiel. Dans cette interview accordée par Wazina Hadji Sidimi, diplômée de master géopolitique et dont les travaux ont porté sur les groupes armés au Sahel, fait une analyse de cette attaque et se prononce sur l’éventuel départ du Tchad de la FMM.
Faut-il s’attendre à une résurgence de Boko Haram ?
Il est d’abord nécessaire de comprendre les dynamiques internes de cette organisation. Boko Haram est actuellement un terme communément utilisé dans les médias, mais il tend à simplifier les lignes divisées au sein du groupe. En effet, la mort du leader
Abubakar Shekau en 2021 a entraîné une fragmentation du groupe, avec une scission formant un groupe dissident dirigé par al-Barnawi (fils de l’un des fondateurs du groupe) et affilié à l’État islamique (EI), connu sous le nom d’État islamique en
Afrique de l’Ouest (ISWAP en anglais). Cependant, de nombreux adeptes de Shekau ont maintenu leur affiliation à JAS (Jama’tu Ahlis Sunna Lidda’awati wal-Jihad), plus communément appelé Boko Haram, et sont responsables de la majeure partie des exactions dans la région du bassin du lac Tchad.
Depuis 2022, les deux groupes, JAS et ISWAP, se livrent à une lutte intestine qui les affaiblit considérablement. Selon certaines sources, cette rivalité leur aurait fait perdre davantage de combattants en 2021 que les affrontements avec les États du bassin du
lac Tchad. Si ISWAP, plus structuré et bureaucratique, mène des attaques plus sophistiquées et stratégiques contre des bases militaires et des sites pétroliers, JAS, de son côté, souffre d’une mauvaise réputation auprès de la population locale et se livre à
des activités criminelles telles que le vol d’armes, de véhicules et de bétail, ainsi que des enlèvements contre rançon de femmes et d’enfants, et des razzias.
Concernant l’attaque contre la base militaire de Barkaram, aucune précision n’a été donnée sur la faction responsable. Il est possible que les deux groupes aient tenté de mener cette attaque pour réaffirmer leur présence et leur résilience, notamment après les opérations rapides telles que Lake Sanity I et II, ou encore la « Colère de Bohoma », lancée par le défunt Idriss Déby, père de l’actuel président tchadien.
Comment expliquer la résilience de Boko Haram dans le bassin du lac Tchad après tant d’années ?
La lutte contre le terrorisme est un défi multidimensionnel pour les États du Sahel. Elle présente un caractère multifactoriel que la lutte armée seule ne peut pas résoudre. Les précédents sommets du G5 Sahel l’ont fortement souligné, et l’échec de l’opération
Barkhane en est une illustration frappante.
Le jihadisme sahélien a cette particularité d’être transfrontalier (en raison des frontières poreuses) et fortement communautaire, une faille nationale que certains gouvernements ont parfois eux-mêmes exacerbée pour leur propre avantage. En mars 2024, le Crisis Group a publié une note recommandant aux États du bassin du lac Tchad de ne pas relâcher leur vigilance dans cette zone, malgré la lutte fratricide entre les deux factions. Bien que cette rivalité donne momentanément du répit aux gouvernements, elle est dévastatrice pour les populations locales, prises en tenaille lors des combats.
Boko Haram résiste, car il se nourrit du désespoir de la population, souvent abandonnée, et de la marginalisation économique des zones périphériques, qui ne bénéficient pas de la même attention étatique que les villes centrales. Ces groupes terroristes ont réussi à se substituer à l’absence de l’État, en tissant des liens avec les habitants par le biais du mariage, de la distribution de vivres ou encore de l’endoctrinement religieux.
Plus particulièrement, ces organisations trouvent un écho chez les jeunes non pas pour des raisons dogmatiques, mais en réponse à des objectifs plus pragmatiques de survie économique ou d’intégration sociale.
Comment le Tchad peut-il répondre à la menace terroriste ?
Le Tchad a traversé une période d’incertitude après la mort du Président Idriss Déby Itno. Nombreux sont ceux qui ont parié sur l’effondrement du pays et sa dislocation en factions ennemies. Cependant, aujourd’hui, le pays se positionne comme un îlot de stabilité, avec une transition démocratique réussie et une armée renforcée. Toutefois, l’État tchadien doit adopter une approche plus holistique dans sa lutte contre le terrorisme, en intégrant par exemple des programmes socio-économiques visant à renforcer le vivre-ensemble communautaire.
De nombreuses problématiques méritent l’attention du gouvernement, telles que les conflits fonciers, l’avenir du pastoralisme face au réchauffement climatique, la raréfaction des ressources, ou encore la circulation illégale d’armes à feu. En somme, que ce soit le terrorisme ou le banditisme armé au Sahel, ils sont avant tout des symptômes du sous-développement et de l’effritement du sentiment national qui prévalent dans ces pays.
Quel avenir pour la Force Multinationale Mixte (FMM) ?
Si l’on observe l’opération « Hassanite » lancée par le Président Mahamat Idriss Déby, on remarque qu’elle suit le même schéma que l’Opération « Colère de Bohoma » lancée par le défunt Déby père en 2020 : ces opérations sont des réponses directes à une attaque
meurtrière sur le sol tchadien, sont transfrontalières et largement médiatisées. Cependant, il est frappant de constater qu’une fois de plus, les États du bassin du lac Tchad manquent à l’appel. Pourquoi un tel manque de réactivité face à un ennemi commun ? Bien que le Nigéria ait autorisé l’opération sur son territoire, aucune force des pays voisins n’a apporté son soutien, ce qui soulève des interrogations sur leur engagement à échelle variée.
Dans ce contexte, il est compréhensible que le président tchadien élève la voix, remettant en question sa participation à la FMM. Le Tchad constitue la deuxième force de la FMM avec 3 000 soldats, après le Nigéria qui en déploie 3 500. Un retrait des troupes tchadiennes handicaperait considérablement l’institution.
Au-delà de la force militaire, les initiatives sociales et intercommunautaires prévues dans la Stratégie régionale de stabilité, redressement et résilience de la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT) devraient être renforcées. La FMM demeure un instrument efficace et exemplaire dans la lutte contre le terrorisme, même si son manque de coordination inter-étatique demeure son principal talon d’Achille.