La présente réflexion naît de la place qu’occupe dans la mémoire collective des Tchadiens et dans ses lieux de mémoire le premier chef de l’État du Tchad. Pour les jeunes générations, il convient de rappeler que Ngarta Tombalbaye a été le chef de l’État du Tchad au moment de l’accession du pays à l’indépendance en 1960, et jusqu’au 13 avril 1975, date à laquelle il fut renversé par un coup d’État militaire et assassiné.
Son parti politique, le Parti progressiste tchadien (PPT), s’est illustré par sa grande proximité avec les milieux politiques français de la IVe République. Comme Bokassa en République centrafricaine, Tombalbaye s’est illustré par sa trop grande soumission à la France, sa propension à faire la volonté de l’ancienne métropole française au détriment des intérêts du Tchad. Il pourrait être considéré à juste titre comme l’une des premières incarnations au pouvoir en Afrique de ce qui est communément appelé aujourd’hui la Françafrique.
Pour de nombreuses forces politiques au Tchad, dont certaines sont encore présentes dans la vie publique, Tombalbaye ne souffrait guère la contradiction et il ne ménageait aucun effort pour neutraliser par la coercition toute opposition politique.
Construction d’un État-nation
En dépit de son passif politique décrié, devrions-nous pour autant exclure, tout au moins marginaliser le premier chef de l’État du Tchad indépendant dans la mémoire collective de notre pays ? Notre interrogation dépasse la seule personne du président Tombalbaye et sa trace dans l’histoire. Elle concerne la question bien plus importante de notre projet de construction nationale en lien avec les figures marquantes de notre histoire collective.
En effet, l’un des enjeux les plus importants dans la construction d’une nation concerne ce qui mérite d’être retenu dans son patrimoine collectif. Mais il convient toutefois, au préalable, de questionner et de s’accorder sur la signification d’une nation et les enjeux qui gravitent autour d’un processus de construction nationale.
Une nation représente la mémoire vivante d’un pays, d’un État. Elle représente pour un peuple le ciment commun autour duquel ses filles et ses fils se retrouvent pour envisager une trajectoire historique commune. C’est la nation qui crée des liens de solidarité, voire de fraternité entre des populations aux origines parfois diverses, mais habitées par le sentiment d’une communauté de destin. La nation ne dissout pas les différences entre les individus et les groupes, entre les ethnies et les tribus. Mais elle est porteuse d’un idéal supérieur qui transcende les ethnies, les tribus, les races.
L’exemple le plus emblématique concerne les États-Unis d’Amérique. Il n’existe probablement pas de pays aux nationalités aussi diverses, aux origines historiques aussi variées que ce pays, certains ont même été descendants d’esclaves et d’autres descendants d’esclavagistes qui se sont rendus coupables de ségrégation et d’infériorisation à l’endroit des ascendants de leurs concitoyens d’aujourd’hui.
Or, lorsqu’il s’agit de défendre les intérêts de leur pays, ils sont tous animés par leur foi chevillée au corps de voir triompher les intérêts de l’Amérique. C’est aussi vrai dans le sport que pour la préservation de leur hégémonie politique ou économique.
Un exemple à méditer
Pour revenir au cas spécifique de l’ancien président Ngarta Tombalbaye, la France de la Ve République nous offre un exemple à méditer. Il s’agit du maréchal Pétain. Le maréchal Pétain occupe une place paradoxale dans l’histoire de France. Il fut à la fois le héros de la Première Guerre mondiale et le vainqueur de l’Allemagne à la bataille de Verdun. Mais Pétain fut aussi l’homme de Vichy, le président du Conseil qui signa la capitulation face à l’Allemagne nazie. Mais François Mitterrand, chef de l’État, avait pour habitude de fleurir une fois par an la tombe de Pétain. À ceux qui lui en faisaient le reproche, Mitterrand leur rétorquait qu’il rendait plutôt hommage au vainqueur de Verdun et non au capitulard de Vichy.
Cet exemple est la preuve que le processus de construction nationale est dynamique et intègre des trajectoires diverses. Pour un pays comme le Tchad, où la réconciliation nationale figure au rang des priorités de la nouvelle République et des résolutions majeures du Dialogue national inclusif et souverain (DNIS), il est vital que, dans nos lieux de mémoire, les Tchadiens, notamment notre jeunesse, puissent avoir connaissance, par de nombreux lieux publics, du passage des uns et des autres dans l’histoire. Ce devoir de mémoire ne consiste pas à réécrire l’histoire. Il ne s’agit ni de falsifier ni d’occulter le cheminement historique des uns et des autres, mais de permettre aux uns et aux autres d’envisager l’avenir nanti d’une saine connaissance de l’histoire de leur pays. C’est à ce titre que, dans tous les grands pays, notamment ceux où le multiculturalisme est poussé, des autorités étatiques au plus haut niveau reconnaissent la nécessité de ce devoir de mémoire, voire d’une réconciliation des mémoires.
Le grand historien Joseph Ki-Zerbo l’écrivait à juste titre : « Pour être conscient de l’avenir, il faut être héritier d’un passé ».
Éric Topona Mocnga, journaliste à la Deutsche Welle, à Bonn (Allemagne)