Le massacre des coupe-coupes : une tragédie oubliée du Tchad colonial

Le 15 novembre 1917, dans la ville d’Abéché, en plein cœur du Ouaddaï, un événement d’une violence extrême vient ébranler ce royaume sous domination coloniale française. On l’appelle aujourd’hui le massacre des coupe-coupe : une répression brutale, menée sous les ordres du commandant Gérard, qui marquera à jamais la mémoire locale. Entre soupçons infondés, représailles méthodiques, et politiques coloniales de l’impunité, cette page sombre du passé colonial français au Tchad a traversé le siècle pour demeurer, même silencieusement, un symbole de l’injustice et de la souffrance.

Vers la fin de l’année 1917, la ville « d’Am Daradir » connaît un calme apparent. Mais le 23 octobre, un événement bouleverse cette quiétude : le maréchal des logis Guyader est poignardé, apparemment, par un habitant local. Pour le commandant Gérard, à la tête de la circonscription du Ouaddaï depuis quelques mois seulement, ce meurtre est la preuve d’une conspiration, d’une révolte latente menée par les dignitaires religieux et militaires de la région. Outre les Fakis, érudits coraniques influents, et la tribu des Mahamid, la classe dirigeante Kodoi est également pointée du doigt par l’officier colonial. Gérard les accuse de fomenter une insurrection contre l’autorité française, alimentant ainsi une atmosphère de tension qui ne fait qu’exacerber les soupçons et renforcer ses décisions autoritaires.

Les sources historiques, cependant, révèlent une autre vérité. Rien n’indique une rébellion organisée ; les accusations de Gérard semblent davantage relever de la paranoïa que d’un réel complot. Pourtant, persuadé de l’existence d’une menace, il décide d’agir, de « frapper fort« . Cette logique répressive, souvent observée dans le contexte colonial, transforme un incident isolé en justification pour une violence démesurée. Pour Gérard, ce n’est pas seulement une question de punir un crime : il s’agit de rappeler la puissance coloniale par une démonstration de force impitoyable, quitte à répandre la terreur parmi les populations locales.

La répression méthodique : décapitations et mise en scène macabre

Le 15 novembre au matin, Gérard ordonne aux tirailleurs sénégalais de se préparer pour une exécution massive. L’ordre est donné dans le plus grand silence. Ce qui suit est une répression froide, méthodique. L’aguid de Dokom, un chef militaire respecté, est capturé et exécuté, suivi par une vingtaine de Fakis, les uns après les autres, sans procès ni défense. La scène est glaçante : les têtes des victimes sont coupées et exposées en deux longues rangées à l’entrée Est d’Abéché, là où se dresse aujourd’hui le monument aux morts. Ce geste n’a rien d’une exécution ordinaire ; c’est une mise en scène calculée, une volonté d’intimider, de briser toute forme de résistance par la terreur.

Mais Gérard ne s’arrête pas là. Le Cheikh des Mahamid, Abboud, est arrêté à son tour et exécuté à Biltine avec une quarantaine de ses proches. Les maisons du quartier Chig-el-Fakara, centre spirituel et intellectuel de la région, sont pillées, et une vingtaine de figures influentes sont déportées vers d’autres régions d’Afrique Équatoriale Française. Ce massacre, que l’on surnommera plus tard « le massacre des coupe-coupe« , fait entre cent et cent cinquante victimes, selon les sources. Gérard ne se contente pas d’éliminer des individus : il vise à éradiquer une structure de pouvoir, à anéantir un système d’influence religieuse et culturelle, dans un acte d’une violence insensée.

Aussi, dans un effort de domination culturelle, il ordonne également la destruction de la vieille mosquée d’Abéché, construite autrefois par les Égyptiens et hautement symbolique pour la population locale. Ce geste, perçu comme une atteinte à l’identité religieuse et culturelle du Ouaddaï, envenime encore davantage les tensions et nourrit le ressentiment envers l’administration coloniale.

Le poids du silence et l’impunité : un crime sans justice

Le massacre des coupe-coupe aurait pu marquer un tournant, une prise de conscience au sein des autorités coloniales. Pourtant, il n’en sera rien. Le commandant Gérard, principal responsable de ce bain de sang, ne sera pas poursuivi en justice. En 1918, il est simplement mis à la retraite anticipée, sans autre forme de sanction. Les protestations de quelques officiers, comme le commandant Ducarre, qui dénonçait les méthodes extrêmes de Gérard, ne suffisent pas à déclencher des poursuites. Le dossier est clos, rangé dans les tiroirs de l’administration, comme tant d’autres épisodes de violence coloniale.

La version officielle des autorités coloniales elle-même minimise ces événements. La très officielle Histoire militaire de l’A.E.F. (Afrique Équatoriale Française) évoque l’ »affaire Gérard » en termes neutres, décrivant un « complot tramé par d’anciens dignitaires » qui aurait provoqué une « agitation » rapidement « étouffée ». Les moyens employés pour mater cette « agitation » ne sont pas mentionnés, laissant dans l’ombre la brutalité des faits.

Les conséquences de ce massacre, cependant, sont profondes et durables. L’enseignement de l’arabe, pilier de la culture du Ouaddaï, est gravement affecté, des intellectuels et savants locaux fuient vers le Soudan et l’Égypte, et le ressentiment contre les Français s’installe durablement. En novembre 1918, un an après les événements, les rapports des autorités françaises notent un « ressentiment général » dans la région, une hostilité renforcée par cette politique de répression aveugle. Le massacre des coupe-coupe est plus qu’un simple épisode sanglant : il est le symbole d’un pouvoir colonial qui refuse de voir, qui ne comprend pas les réalités locales et qui, par sa brutalité, enflamme les tensions qu’il espère contenir.

Aujourd’hui, le massacre des coupe-coupe demeure peu connu en dehors des frontières du Tchad. Mais pour les habitants du Ouaddaï, cette tragédie reste un souvenir vif, un rappel douloureux des souffrances endurées sous la domination coloniale. À Abéché, là où les têtes furent jadis exposées, le monument aux morts se dresse comme un lieu de mémoire silencieux, une manière de dire que, même en tentant de les effacer, certaines histoires ne s’oublient jamais.

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