Ibni Oumar Mahamat Saleh : la voix étouffée de l’opposition tchadienne

Ph DR

Il était l’un des intellectuels les plus respectés du Tchad, une figure de l’opposition dont la rigueur et l’engagement dépassaient les clivages partisans. Ibni Oumar Mahamat Saleh, mathématicien reconnu et opposant intransigeant au régime d’Idriss Déby, a disparu le 3 février 2008, en pleine répression politique, laissant derrière lui un vide que ni le temps ni les promesses de justice n’ont pu combler. 17 ans plus tard, son nom demeure un symbole de lutte, une plaie ouverte dans l’histoire politique du Tchad.

Rien ne prédestinait Ibni Oumar Mahamat Saleh à la politique. Né en 1949 à Biltine, il grandit dans un pays en pleine mutation, où l’indépendance fraîchement acquise peine à se transformer en stabilité. Passionné par les sciences, il s’oriente vers les mathématiques, une discipline où il excelle. Ses études le mènent en France, où il décroche un doctorat, devenant l’un des rares Tchadiens à atteindre un tel niveau d’expertise dans ce domaine.

Son retour au Tchad est marqué par une volonté de transmission et d’engagement. Il enseigne les mathématiques à l’université de N’Djamena, formant une génération d’étudiants, tout en développant une conscience politique aiguë. Face aux dérives autoritaires du régime, il choisit de prendre position, convaincu que la démocratie et la justice sociale doivent être arrachées à l’immobilisme ambiant.

Un passage par le pouvoir avant la rupture

Sous la présidence de Hissène Habré, Ibni Oumar Mahamat Saleh fait une première entrée en politique. Il occupe plusieurs postes ministériels, notamment ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, puis ministre du Plan et de la Coopération.

Après l’arrivée au pouvoir d’Idriss Déby en 1990, il est maintenu dans les hautes sphères de l’État et est nommé recteur de l’Université de N’Djamena, tout en conservant son portefeuille ministériel à la Coopération.

Mais la rupture avec le régime de Déby est inévitable. En 1993, il fonde son propre parti, le Parti pour les Libertés et le Développement (PLD), incarnant une opposition structurée et démocratique. Un an plus tard, il est démis de ses fonctions de ministre du Plan et de la Coopération le 17 mai 1994. Loin de s’effacer, il devient l’un des principaux visages de l’opposition politique au régime.

Son engagement politique remonte toutefois à bien plus loin. Dans les années 1970, Ibni Oumar Mahamat Saleh adhère au groupe Mahamat Camara, un cercle d’intellectuels marxistes au sein du Front national de libération du Tchad (Frolinat). Ce courant, où se croisent de nombreux militants engagés, forge ses premières convictions : unité nationale et rejet des divisions entre Nord et Sud, qui fracturent alors le pays.

En juin 1978, il franchit un cap en rejoignant la lutte armée. Mais son séjour de six mois en Libye sera un tournant décisif. Pris dans les luttes internes du Frolinat, il échappe de justesse à une embuscade tendue par certains éléments de la “2ᵉ armée”, faction basée en Libye et désireuse de contrôler l’insurrection. Cette expérience marque profondément Ibni Oumar : il en ressort convaincu que la prise du pouvoir par les armes ne peut mener qu’au chaos.

Son passage dans les rangs des insurgés lui aura surtout permis de mieux comprendre les logiques de fragmentation et de rivalités qui affaiblissent l’opposition tchadienne. À partir de ce moment, il rompt avec la lutte armée et fait le choix du combat politique, par les idées et les institutions.

Un opposant qui croyait au dialogue

Alors que le régime d’Idriss Déby se consolide, Ibni Oumar Mahamat Saleh choisit la voie du combat politique pacifique. Il refuse le maquis et le recours aux armes, contrairement à d’autres figures de l’opposition qui optent pour la lutte armée. Il croit au dialogue, aux institutions et à l’alternance démocratique, même dans un contexte où celles-ci semblent inaccessibles. « Nous condamnons la prise de pouvoir par les armes, mais nous condamnons par la même force sa confiscation par les armes », aimait-il à répéter.

Il devient secrétaire général du Parti pour les libertés et le développement (PLD), une formation qui prône une alternative politique face à l’autoritarisme grandissant du régime. Son discours tranche avec celui des figures belliqueuses de l’opposition. Il prône la réforme, la concertation et une transition démocratique ordonnée.

Sa posture lui vaut autant de respect que d’ennemis. Pour le pouvoir, il incarne une opposition crédible, structurée, capable de rassembler en dehors des mouvements armés. Un adversaire plus dangereux qu’un simple chef de guerre.

Février 2008 : l’arrestation et le silence

Lorsque les groupes rebelles lancent une offensive fulgurante sur N’Djamena en février 2008, le régime vacille. Les insurgés entrent dans la capitale, atteignant les abords du Palais présidentiel. Idriss Déby est acculé.

Dans la confusion, la répression s’abat immédiatement sur les opposants politiques, soupçonnés – à tort ou à raison – de connivence avec les assaillants. Dans la nuit du 3 février 2008, des hommes en armes arrêtent Ibni Oumar Mahamat Saleh à son domicile. Il ne réapparaîtra jamais.

Disparu. Un mot lourd de sens dans un pays où les arrestations politiques finissent souvent en tragédies muettes. Le gouvernement tchadien reste évasif. D’aucuns murmurent qu’il a été torturé, exécuté, enterré à la va-vite. Aucune preuve, aucun procès, seulement un silence pesant, comme une vérité que personne ne veut assumer.

Un héritage que le temps ne fait pas disparaître

Les années passent, mais son nom reste sur toutes les lèvres. Des comités internationaux réclament justice, des manifestations exigent des comptes. Sa famille, ses amis, ses anciens camarades de lutte continuent de chercher la vérité.

En 2022, sous la pression de la France et d’organisations de défense des droits humains, le gouvernement tchadien annonce l’ouverture d’une enquête sur sa disparition. Un geste tardif, perçu comme une réponse diplomatique plus qu’un véritable effort de justice.

Son absence pèse toujours sur le paysage politique tchadien. Ceux qui l’ont connu parlent d’un homme droit, déterminé, dont la plus grande force était de croire en une démocratie qui ne l’aura jamais protégé.

Ibni Oumar Mahamat Saleh n’a jamais pris les armes. Il a cru jusqu’au bout à une autre voie. Il restera à jamais cet opposant disparu, dont le nom continue d’incarner un idéal de justice que le Tchad peine encore à atteindre.

Quitter la version mobile