Au matin du 1er décembre 1990, N’Djamena accueillit, dans le froid sec de l’harmattan, une scène dont elle se souviendra longtemps. La ville, figée dans un mélange de stupeur et d’espoir, ouvrait ses rues à des colonnes de Toyota poussiéreuses. Ces véhicules, usés par les kilomètres de désert parcourus, portaient des hommes qui, quelques mois plus tôt, n’étaient que des silhouettes fugaces, des rumeurs de résistance dans l’ombre d’un régime oppressif. Ils arrivaient enfin, le kadamoul relevé jusqu’au nez, marqués par la fatigue et la poussière des batailles, mais avec dans leurs yeux une lueur de victoire.
Au centre de cette colonne, Idriss Déby Itno. À 37 ans, le chef du Mouvement Patriotique du Salut (MPS) avançait cigarette à la bouche, presque indifférent à l’effervescence qui montait autour de lui. Sa démarche lente, son regard perçant, son uniforme de camouflage qu’il portait sans éclat inutile : tout en lui évoquait l’homme du désert, ce cavalier des sables dont les militaires français parlaient avec respect et fascination. « Un cow-boy », disaient-ils, « qui mène des Indiens à la bataille, toujours prêt à risquer sa propre vie ».
Et ce jour-là, ces mêmes militaires français, pourtant présents sur le sol tchadien avec l’opération Épervier, observaient une neutralité stricte. Ils n’intervinrent pas pour défendre Hissène Habré, comme si ces mots qu’ils utilisaient pour parler de Déby – ce mélange d’admiration et de reconnaissance tacite – trahissaient déjà le choix de leur camp.
Ses compagnons, eux aussi, portaient les stigmates de la guerre. Certains étaient jeunes, presque adolescents, mais leur détermination démentait leur âge. Les plus anciens affichaient la dureté des vétérans, forgés par des mois de privations et de combats. Mais dans cette marche vers N’Djamena, il y avait aussi des absents. Hassan Djamous, l’ami et camarade d’armes de Déby, commandant en chef des forces armées tchadiennes, était mort l’année précédente. D’autres, comme Mahamat Brahim Itno, ministre de l’Intérieur, avaient également payé le prix de la rébellion. Ces pertes donnaient un poids particulier à la victoire de ce jour.
L’homme derrière la rumeur
C’est dans les heures qui suivirent que les Tchadiens découvrirent véritablement l’homme qui venait de renverser Hissène Habré. Depuis des mois, son nom circulait à voix basse dans les marchés et les ruelles : Idriss Déby, un militaire rebelle, un stratège formé en France, un chef capable d’unir les factions opposées au régime. Mais pour beaucoup, il n’était encore qu’une ombre.
Ce soir-là, les Tchadiens allumèrent leurs postes de télévision pour écouter son premier discours, prononcé avec calme et gravité. « Je ne vous apporte ni or ni argent… mais la liberté », déclara-t-il. Ces mots, sobres et directs, résonnèrent dans un pays fatigué par une décennie de répression. Dans son uniforme, sans éclat inutile, Déby offrait une image d’austérité et de sérieux. Il parlait de démocratie, de pluralisme, de paix. Et, pour la première fois, une lueur d’espoir sembla naître dans le cœur des Tchadiens.
Les premiers pas d’un pouvoir
Le lendemain, Idriss Déby tint une conférence de presse au camp des Martyrs, un lieu hautement symbolique où il avait choisi de s’installer avec ses hommes. Entouré des siens, il annonça la suspension de la Constitution et la dissolution de l’Assemblée nationale, élue seulement sept mois plus tôt. « Les institutions actuelles ne sont pas viables », expliqua-t-il. « Elles sont le reflet d’un système dépassé. » Il assura qu’il n’y aurait pas de règlements de comptes, promettant un processus démocratique où les urnes remplaceraient les armes.
Lorsqu’il fut interrogé sur l’origine de l’armement de ses troupes, il répondit avec un sourire presque imperceptible : « Nous avons récupéré notre matériel sur l’ennemi. » Sur les relations avec la Libye, un pays longtemps en conflit avec le Tchad, il se montra pragmatique : « Nous avons un contentieux territorial, mais cela ne signifie pas que nous ne puissions entretenir des relations de bon voisinage ».
Dans les jours qui suivirent, l’un des premiers gestes symboliques de son régime fut de libérer des prisonniers politiques, mettant ainsi fin à l’un des chapitres les plus sombres de l’ère Habré.
Les nouveaux maîtres de la ville, conduits par le lieutenant Maldoum Bada Abbas, vice-président du MPS, établirent rapidement le contact avec des pontes du précédent régime, notamment M. Jean Alingue, président de l’Assemblée nationale et chef de l’État par intérim. Ce dernier, dans une tentative de maintenir un semblant d’ordre dans une capitale bouleversée, avertit que « les pillards seront châtiés sans ménagement ».
Une arrivée gravée dans l’Histoire
Ce 1er décembre 1990, N’Djamena accueillait un nouvel homme fort, mais aussi un pays en quête de renouveau. Idriss Déby, le cavalier des sables, portait sur ses épaules le poids de toutes les attentes et les promesses. Mais l’histoire, elle, se chargerait de juger si cette liberté qu’il annonçait d’une voix posée serait vraiment celle à laquelle aspiraient les Tchadiens.
Trente-quatre ans plus tard, les souvenirs de ce jour continuent de hanter la mémoire du Tchad, comme un vent d’harmattan qui ne s’éteint jamais totalement et qui portent les mêmes incertitudes que ce fameux 1er décembre 1990.